jeudi 19 avril 2007, par lapholie
Michel Nebenzahl, né en 1941, est maître de conférences en philosophie, écrivain, psychanalyste, metteur en scène et acteur. A l’Université de Nanterre, il dispense six séminaires en licence, « La pensée du cinéma » ; « l’écriture aux frontières des disciplines » ; « La connaissance philosophique : Nietzsche » ; « Shakespeare et la philosophie » ; « La « globalisation » comme rencontre du psychique et du social » : « cosmopolitisme et singularités » ; « Esthétique et logique de l’inconscient ».
Quelles raisons vous ont poussé à vous orienter vers la psychanalyse après des études de philosophie ?
La première dimension qui m’a fasciné, c’était la musique. Je voulais être pianiste : j’ai fait huit ans de piano et cela fut une déception quand mes parents et mon professeur m’ont fait comprendre que c’était une carrière aléatoire. Mais, la musique a été et est toujours pour moi, la base de tout ce que j’ai fait par la suite. Je pense que la dimension de l’écoute conditionne celle de la vision, celle de la parole et que, si l’on n’a pas, comme on dit, « l’oreille musicale », une sensibilité musicale, bien des choses que l’on fait par la suite, ne seront faites qu’à moitié. Ce qui s’est passé après la musique, c’est que, tout en poursuivant mes études, j’avais rencontré justement à travers les amis de ma famille, un acteur qui avait joué au théâtre Habima de Moscou, élève lui-même de Vakhtangov, et qui m’a formé quand j’avais 15/16 ans. J’ai toujours retenu ce qu’il m’avait appris entre la différence de Vakhtangov et de Stanislavski qui est importante. J’ai joué… et puis, je voulais faire médecine. Je me destinais à la médecine et, d’ailleurs, ce qui m’intéressait plus particulièrement, dans la médecine, c’était la chirurgie.
Là aussi, ce fut une grande surprise. En classe de Sciences expérimentales, j’ai eu comme professeur de philosophie, Pierre Kaufmann, qui enseigna par la suite à Nanterre. Pierre Kaufmann m’a dit : « Vous savez, vous avez un certain don en philo, cela ne vous intéresserait-il pas de faire philosophie ? ». J’en ai parlé à mes parents et ils étaient soulagés de me voir abandonner médecine. Alors, pourquoi ? Cela paraît paradoxal. Mes parents disaient que, quand on est médecin, on n’a plus de vie à soi, c’est-à-dire moins de liberté. Je dois dire que c’est un argument qui m’a frappé à l’époque. Je suis donc entré, en classe de philo, au Lycée Janson de Sailly où j’ai eu un professeur remarquable ―que m’avait conseillé Kaufmann : Pierre Bonnel qui avait pris pour manuel de philosophie la "Phénoménologie de l’Esprit" de Hegel et, en même temps, à l’époque, les œuvres traduites de Heidegger. Je dois dire que j’étais beaucoup plus intéressé par Hegel que par Heidegger donc j’ai évité la maladie heideggerienne assez tôt. Cette formation propédeutique m’a été très favorable. J’ai pu réfléchir à la manière d’aborder la philosophie de façon un peu plus large que la seule discipline.
Ensuite, je suis rentré en hypokhâgne à Louis Legrand, et en Khâgne à Janson de Sailly. Mais, en même temps, je suivais d’autres enseignements, ce qui m’a permis de faire, notamment, de l’archéologie préhistorique, où j’ai suivi l’enseignement de Leroi-Gourhan. J’ai eu un certificat d’ethnologie en suivant les séminaires de Lévi-Strauss au Musée de l’homme et, en même temps, la lecture de Marx m’a conduit à obtenir un diplôme d’économie politique et sociale, et celle de Freud au diplôme de psychopathologie. Les professeurs étaient alors Daniel Lagache, Thérèse Lempérière, et les professeurs Delay et Pichot pour la présentation des malades à l’Hôpital Ste-Anne… Cela se faisait sur deux ans. Ensuite j’ai fait mon mémoire de maîtrise sur Schopenhauer et Freud. J’avais remarqué dans l’œuvre de Freud que celui-ci citait souvent un article, alors non encore traduit de Schopenhauer, une "spéculation" sur le caractère apparemment intentionnel de l’existence, j’en ai fait la traduction et un commentaire pour montrer ce qui avait constitué l’intérêt de Freud pour ce texte de Schopenhauer.
Tout en faisant ma seconde Khâgne, je voyageais. Je suis parti, j’ai fait des voyages un peu partout en Europe. J’ai fait une seconde Khâgne très éclectique puisque j’ai passé six mois à Cambridge, à St John’s College et rédigé l’équivalent d’un "Master" sur les traces de Machiavel dans l’oeuvre de Shakespeare. J’ai suivi les cours de Max Horkheimer sur Kant à Francfort et ceux d’Ernst Bloch sur la conscience virtuelle à Tübingen. D’ailleurs, la manière dont on enseignait Kant était très différente de ce qu’on recevait en France. L’orientation de l’enseignement sur Kant était beaucoup plus large que la discipline : elle prenait en compte les bases critiques, anti-systémiques de l’approche kantienne à savoir la question du langage, la question de l’histoire, et pas seulement la question épistémologique telle qu’on l’avait reçue à la Sorbonne. C’était pour moi une grande découverte que cet autre Kant. J’ai aussi suivi des cours d’histoire de l’art sur la naissance de la perspective à l’Université de Sienne, en Italie. J’ai échoué à Normale ; je me suis d’ailleurs fait engueuler par Hyppolite à cause du thème latin et j’ai passé mon agrégation en 65.
Comment êtes-vous venu à la psychopathologie ?
J’ai toujours eu un intérêt pour ce domaine. Je n’ai jamais cessé de lire Freud. La psychanalyse, je l’ai rencontré à travers une psychanalyse, bien sûr. C’est fondamental.
Quand est-ce que vous avez commencé votre cure ?
J’ai commencé ma psychanalyse assez tard, j’avais 35 ans ― il n’est jamais trop tard ― et c’était à travers un moment, effectivement, assez difficile de ma vie personnelle. Je dois dire que cela m’a permis de traverser les choses mais surtout cela m’a permis de voir à quel point la psychanalyse pouvait toucher profond dans le psychisme humain. Faire une psychanalyse, c’est pouvoir vérifier sur soi-même le génie de l’invention freudienne.
Cela a duré combien de temps ? Sept ans suivie de ce qu’on appelle une psychanalyse "didactique", que j’ai faite, de façon non banale, avec François Perrier. J’ai suivi les séminaires d’approche clinique de la psychose à Ste Anne. Je faisais d’autres choses en même temps : je continuais à enseigner et je n’ai jamais interrompu mon enseignement. J’ai travaillé dans des écoles de théâtre nationales, dans des entreprises… Si c’est cela qui vous intéresse plus particulièrement, il faut savoir qu’il n’y avait pas que cette dimension là dans la vie. La psychanalyse m’a été utile partout : dans le théâtre, dans l’entreprise, dans l’enseignement. C’était aussi important que ce que je vous ai dit, au début, sur la musique. La psychanalyse et la musique sont deux dimensions que je n’ai jamais dissociées, c’est-à-dire ce que l’on pouvait entendre et faire, par rapport à ce que l’on pouvait donner, aux autres.
Donc, en clair, comment devient-on psychanalyste ? Si les étudiants voulaient devenir psychanalystes, quels conseils leurs donneriez-vous ?
Je leur dirai d’abord, d’avoir, comme le disait Foucault, un grand souci de soi mais aussi, un souci de l’autre, une écoute de l’autre, d’être tourné vers l’humanité de l’être humain, d’avoir un grand amour, un grand appétit humain, savoir observer, de s’intéresser à ce que sont les êtres humains dans leurs comportements, leur manière de marcher, de s’habiller, de se coiffer, de manger, bref, de parler, de lire, d’aimer telle ou telle chose, de communiquer leur passion… Voilà, pour la première des choses. La seconde, c’est d’avoir tout de même une formation clinique. Celle qu’on recevait à l’époque était loin d’être mauvaise ― un DESS de psycho-clinique ― avec des stages dans les hôpitaux psychiatriques. J’ai effectivement travaillé avec la psychose par l’intermédiaire d’une association ; avec le milieu carcéral ( la Prison Centrale pour les femmes de Rennes) pendant deux ans, avec le milieu des handicapés pendant trois ans... J’ai aussi une pratique personnelle, mais je dois dire que devenir psychanalyste, ce n’est pas quitter le reste de la vie… tout en restant la base et l’horizon de toute intervention pragmatique, la grande école de la liberté...
Vous avez travaillé dans les prisons ; est-ce que vous pourriez nous parler de votre expérience ?
C’était lorsque j’enseignais la formation de l’acteur et la dramaturgie au théâtre, à l’école du théâtre national de Bretagne, à Rennes. J’avais une amie chorégraphe qui travaillait dans la prison centrale de Rennes avec les femmes. Cette amie chorégraphe, connaissant ma formation, m’a dit « Il serait intéressant que tu viennes faire quelque chose dans cette prison ». J’ai accepté. Ce qui m’intéressait, c’était d’écrire une pièce de théâtre pour les personnes avec lesquelles j’allais travailler ― elles seraient une dizaine. Avant de connaître la prison de Rennes, j’ai écrit pour ces personnes une pièce qui a pris ensuite le titre : Cantate pour huit détenues ― puisqu’à la fin, elles n’étaient plus que huit. J’ai apporté l’esquisse de cette pièce déjà complète pour travailler avec ces femmes et cette expérience fut une immense surprise. Ma camarade travaillait sur l’expression corporelle et, moi, je travaillais sur la parole, sur le lien entre le corps et le geste, sur la respiration, les silences, l’intensité. Pourquoi cela a-t-il été une grande surprise ? C’est que ces femmes que, je ne connaissais pas lorsqu’elles ont commencé à travailler sur ce texte, ont dit « mais vous connaissez tout de notre vie ! ». Avant, j’avais travaillé aussi dans les banlieues difficiles, notamment dans une ville, Dreux, où il y avait beaucoup de délinquance ; j’avais ouvert un atelier de théâtre et j’ai pu prendre connaissance de cette population d’adolescents en difficulté et à travers l’outil de la formation de l’acteur. Cela avait permis de donner un cadre d’expression à cette délinquance et de faire connaissance avec des personnes, disons, excessives. Ces personnes avec lesquelles j’ai travaillé se sont reconnues dans les paroles que j’avais inventées ; elles ont reconnu leur vie. Ce fut absolument une expérience extraordinaire, très émouvante, pour moi, au point qu’on m’avait demandé, à un moment donné « est-ce que vous voulez connaître leur dossier pénal ? ». J’ai répondu : « non, non ; je travaille. Je ne veux rien connaître du tout de leur dossier pénal ». Petit à petit, ces femmes prenaient conscience de ce qu’elles pouvaient faire et mon orientation, c’était de les faire sortir de prison le plus vite possible parce qu’elles étaient vraiment remarquables, remarquables dans leur prise de conscience ; elles se cognaient la tête contre les murs en disant « mais qu’est-ce que j’ai pu me « gourer » dans ma vie ! Maintenant, j’ai tout compris ». Après un an et demi de travail, avec ces femmes, j’ai reçu une convocation du juge du dispositif « Justice culture » qui était mon employeur et qui m’a dit : « Monsieur Nebenzahl, on arrête votre expérience ». J’ai demandé pourquoi : « parce que vous allez vers la réduction des peines et que ce n’est pas du tout notre intention dans la justice ! ». J’ai mis plusieurs mois pour pouvoir accepter cette décision de la justice française.
Tout à l’heure, vous aviez parlé de la psychose dans les prisons. Est-ce que vous pourriez nous en dire un peu plus sur la psychose ? Parce que si, en philosophie, on parle de « folie » ; en revanche, en psychanalyse, on ne parle pas de « folie » mais bien de « psychose », de « névrose ». Qu’est-ce que la psychose selon vous ?
Permettez-moi de vous corriger tout de suite. Vous avez dit « la psychose dans les prisons ». Non ! Les prisonnières avec lesquelles j’ai travaillé n’étaient pas psychotiques. Certes, par la suite, j’ai appris qu’il y a avaient des délits d’infanticides. Pendant que je travaillais, je ne savais rien. Mais, surtout, que les étudiants de philosophie réalisent une chose : c’est que, ce qu’on appelle « folie », n’a rien à voir avec la psychose, la névrose ou la perversion. La folie, est une entité très particulière. Cela concerne aussi bien l’expression artistique, le génie d’une personne. Cela peut concerner tout ce qui se situe, de façon je dirai plutôt créatrice, au bord des conventions, des normes, des habitudes, des « savoir-reçus », disons qu’elle advient quand on ne croit plus, quand on ne croit plus en aucun "système" et qu’il faut naviguer en haute mer sans boussole, réinventer le sens : une chance ! La folie a donc une connotation tout à fait positive.
Parler de la psychose. Bien sûr, j’ai travaillé dans une association autour de la psychose mais il n’y avait pas que cet aspect. Si on aborde la question de la psychose, je pense qu’on ne peut pas la séparer de la question des névroses narcissiques, des névroses en général, de la perversion en général, de toute la clinique. Je pense qu’il faut prendre la clinique comme un ensemble puisque c’est la question du destin, des destins du psychisme humain. Le psychisme humain a des destins différents qui sont liés d’une part aux gènes, d’autre part, à l’environnement, mais aussi spécifiquement, à l’évolution du psychisme singulier, lié à chaque personne. Je veux dire qu’il y a causalité génétique ou biologique et qu’il y a une causalité largement sociale ou sociologique. Il y a aussi une causalité que Freud appelait « métapsychologique » dont il faut absolument tenir compte pour aborder la question du psychisme. On ne va pas rentrer dans le détail parce que ce n’est pas la question ici. La psychose est un des visages de l’humanité ; il faut s’en rendre compte, c’est une modalité de l’humanité, comme on dirait de quelqu’un qu’il est avare, c’est un destin possible de l’humanité. C’est ainsi qu’il faut la rencontrer. Et quand on la rencontre, ce visage représente une possibilité de l’humanité que nous devons, non seulement reconnaître mais que nous devons apprendre à respecter, je dirai même…à aimer. Il y a plusieurs formes de devenirs humains. Ce qu’on appelle aujourd’hui « un être normal » est une modalité relativement pauvre de devenir humain, infiniment plus pauvre quand on la regarde, que quand on travaille, qu’on vit, qu’on fait des choses avec des psychotiques. De ce côté-là, je pense qu’il faut être très relatif sur les multiples formes que peut prendre l’être humain. Nous ne savons pas encore ce qu’est la causalité psychique, pour autant que nous croyons connaître la causalité génétique, la causalité sociale, etc.… Elles ne nous permettent pas de dire ce dont le psychisme humain est capable. Nous savons que le psychisme humain est capable de résister. C’est ce que nous ont montré les résistances politiques, les camps de concentration et d’autres épreuves… Nous ne savons pas ce que le psychisme humain peut traverser, peut surmonter. La première chose qu’il a, à surmonter, c’est la bêtise humaine qui, aujourd’hui, à mon avis, est arrivée à un point tout à fait étonnant. Je ne vais pas m’attarder dessus.
Pour conclure sur cette question, j’ajouterai que le psychisme doit traverser le suicide, le meurtre, les tentations de fusions passionnelles ou politiques et que, une fois qu’il a pu traverser tout cela ― mais qui peut traverser tout cela ? Traverser toutes ces possibilités du psychisme, c’est arriver à un point que l’on appelle « le sujet ». La notion de « sujet » est, je pense, ce qui est le support d’un psychisme qui ne se laisse pas capturer, ni par le meurtre, ni par le suicide, ni par les fusions passionnelles ou politiques.
Pour vous donc, si je récapitule, la folie est un génie créateur, une force créatrice, quelque chose de positif ; mais, d’un autre côté, la psychose révèle aussi quelque chose, c’est-à-dire l’essence de l’humanité. Elle révèle ce que Freud appelait « l’inquiétante étrangeté de l’être »… A ce propos, qu’est-ce que Artaud révèle par sa maladie-même ?
Il y a plusieurs remarques. Il n’y a pas de « maladie d’Artaud ». La psychanalyse s’est inventée justement pour désamorcer l’idée même de la maladie mentale. Les philosophes ― Canguilhem par exemple ― ont réfléchi sur la notion de monstre, de monstruosité. Le monstre, c’est une forme que prend la nature, et même l’informe n’a rien de monstrueux, au sens courant du mot. Les grands artistes nous ont montré cela. Je pense à James Ensor. Il n’y a pas de « maladie mentale d’Artaud ». Artaud, comme chaque être humain, est quelqu’un qui a traversé, à sa manière, la question psychique et qui nous a fait bénéficier de cette traversée absolument hallucinante, étonnante et passionnante. Artaud a été, si j’ose dire, un pionnier du psychisme, un aventurier, quelqu’un qui est rentré dans un terrain inconnu sans les protections qu’ont les médecins ou les psychiatres ; là, je vous rejoindrai, peut-être, sur ce que vous disiez à propos de « l’inquiétante étrangeté » de Freud. Mais, vous savez, quand vous rencontrez un ou une psychotique… Freud avait un jour une parole et c’est, pour moi, une pensée beaucoup plus juste pour répondre à la question de ce que Freud pensait sur la psychose. C’est une dernière note qu’on trouve dans l’abrégé de psychanalyse dans laquelle il est écrit, ou il est dit que, même dans la démence hallucinatoire (l’amentia de Meynert) ; il dit que, même dans le stade que l’on pourrait le plus nommer comme étant « maladie mentale », que même dans ce stade, là où l’autre n’existe pas ou plus ; il y a , dit Freud, quelqu’un qui fait et qui sait, au fond, tout ce qui se passe ailleurs : il y a un veilleur qui est toujours là. Il y a bien quelque chose du psychisme qui échappe à tout l’épinglage en terme de maladie mentale : c’est, précisément, ce qu’on appelle « le sujet ».